Chapitre XVIII
Lorsque Jeremy revint au crépuscule, Cassandra le prit à part et lui exposa sa requête. Le journaliste fut surpris, mais s’engagea de bonne grâce à lui fournir des informations sur Lady Killinton. Pour cela, il mettrait à contribution dès le lendemain des confrères du Times, du Globe et du Standard spécialisés dans les chroniques mondaines. Cassandra le remercia de ses efforts, résignée à prendre son mal en patience.
L’atmosphère du dîner fut particulièrement animée. Ils attaquaient le plat principal, gigot de mouton bouilli, quand Julian entama les hostilités.
— Nous devrions faire quelque chose au sujet de Gabriel, dit-il lentement en fixant tour à tour chaque convive.
— Je suggère le poison, lança Jeremy avec entrain.
Julian lui jeta un regard lourd de reproches.
— Ce n’est pas drôle, M. Shaw, assena-t-il d’un ton tranchant.
— À quoi pensez-vous ? demanda Cassandra qui se doutait de la réponse et appréhendait la suite des événements.
— Nous pourrions le libérer, répondit Julian avec un flegme désarmant.
Le cliquetis des couverts se tut brusquement et un vent de consternation souffla sur la pièce.
— Le… le libérer ? bégaya Megan, la fourchette suspendue en l’air.
— Vous… vous plaisantez ? balbutia Jeremy qui avait manqué s’étrangler de stupeur et d’indignation.
— Pas du tout, riposta tranquillement Julian. Il semble évident à présent qu’il n’a pas de mauvaises intentions à notre égard.
— Évident pour qui ? vociféra Jeremy. Pas pour moi en tout cas ! Il est hors de question de libérer cet assassin !
— La décision appartient à Cassandra puisque Gabriel est son hôte, rétorqua Julian d’un ton déjà nettement moins amène. Du reste, il représenterait un danger très relatif puisqu’il n’est pas armé.
— N’importe quel objet peut devenir une arme entre ses mains. C’est son travail !
— Mais il peut nous être très utile.
— Il peut aussi tous nous assassiner !
— Il m’a promis de ne plus tuer.
— Oh ? Eh bien me voilà maintenant complètement rassuré !
Rouge de colère, Jeremy fit un violent effort sur lui-même pour se maîtriser.
— Nous n’avons aucune preuve de sa loyauté, reprit-il d’un ton plus calme. Faire confiance à ce criminel serait prendre un risque inconsidéré. Cela nous mettrait tous inutilement en danger. Au nom de quoi commettrions-nous cette folie ?
— Ce « criminel », comme vous dites, a un prénom, coupa Julian qui commençait à s’irriter. Il s’appelle Gabriel.
Jeremy le foudroya du regard. Ses yeux brillaient d’une hostilité qui ne demandait qu’à exploser.
— Et puis quoi encore ? Vous pensez que lui donner un nom effacera ses crimes ? Ce n’est pas aussi simple que ça !
— Nous n’avons pas à le juger. Tout le monde commet des erreurs.
À ces mots, le journaliste se leva d’un bond, tremblant de rage. Megan, qui était assise à côté de lui, sursauta violemment, l’air effaré.
— Des « erreurs » ? rugit-il, les poings crispés sur la table. Des « erreurs » ? Comment osez-vous qualifier d’« erreurs » des meurtres ignobles commis de sang-froid ? Cinquante-sept personnes assassinées, cela ne signifie-t-il rien pour vous ? Un nom dans la société ne vous place pas au-dessus des lois, Lord Ashcroft. Même la corde serait trop bonne pour ce monstre que vous protégez !
Jeremy était déchaîné à présent.
— Vous me décevez beaucoup, je vous croyais plus intelligent que ça. Votre amant doit sacrément vous satisfaire au lit pour que vous soyez à ce point aveugle !
Ses paroles tombèrent au milieu d’un silence de mort. Pétrifiés, les spectateurs de l’échange retenaient leur souffle, aucun n’osant intervenir dans l’affrontement.
Julian avait blêmi sous l’affront. Il se tenait très droit, immobile. Seule une veine battait à sa tempe. Pâle et terrible, il se dressa de toute sa taille avec une lenteur effrayante.
— Comment osez-vous ? siffla-t-il entre ses dents. Comment osez-vous juger ma conduite ? Jamais je n’avais été insulté de la sorte…
Conscient d’avoir été trop loin, Jeremy, qui n’en menait pas large, bredouilla de vagues excuses tout en se recroquevillant à vue d’œil sur son siège.
Julian le dévisagea de ses yeux étincelants de rage durant un moment qui parut interminable à tous, puis il fit volte-face et quitta la pièce en claquant brutalement la porte derrière lui. Mortifié, Jeremy se leva à son tour et sortit sans regarder personne.
— J’espère qu’ils ne vont pas s’entretuer…, murmura Megan, choquée et un peu effrayée. J’ai cru un instant que Lord Ashcroft allait planter son couteau au travers de la gorge de Jeremy.
— Et il aurait eu toutes les raisons de le faire, ajouta Cassandra d’un air contrarié. Ce garçon a dépassé les bornes ! Son outrecuidance semble ne pas connaître de limites. Dieu merci, Julian n’est pas un ruffian, lui au moins sait se maîtriser !
— Et pourtant, les propos de Jeremy m’ont paru fort sensés…, marmonna Megan pour elle-même.
Nicholas, que la scène ne paraissait pas avoir affecté outre mesure, se tourna vers Cassandra, sourire aux lèvres.
— Que pensez-vous de la suggestion de Lord Ashcroft ? Après tout, nous sommes ici chez vous, il vous appartient de trancher cette épineuse question.
Cette perspective semblait beaucoup le divertir.
Cassandra, hésitante, triturait sa serviette.
— Jeremy n’a pas tort, observa-t-elle lentement. Nous ignorons les intentions de Gabriel… Mais d’un autre côté… je crois que nous pouvons lui faire confiance. C’est difficile à expliquer, mais j’ai le sentiment qu’il a beaucoup changé depuis notre première rencontre. Il était si… (elle chercha le mot juste) inhumain alors.
— Ce n’est qu’une impression ! protesta Megan. Tu peux te tromper. Moi, il me donne la chair de poule. L’idée de le savoir libre d’aller et venir à sa guise dans le manoir me fait frémir…
— Mais il a sauvé Julian, intervint Andrew, songeur. Le fait qu’il ait tourné le dos à son ancienne vie pour lui venir en aide devrait nous inciter à croire en lui.
— Que tu es naïf ! s’écria Megan d’un ton dédaigneux. Évidemment, toi, tu aimes tout le monde, on ne peut absolument pas se fier à ton jugement ! Quand il nous aura tous trucidés dans nos lits, ce ne sera plus aussi touchant, crois-moi !
Andrew jeta un regard noir à sa sœur.
— Ne sois pas impertinente, Megan !
— En effet, renchérit Nicholas avec un sourire narquois. C’est un trait de caractère peu séduisant chez une jeune fille.
Megan devint écarlate et piqua du nez dans son assiette.
— Je suis d’avis de laisser Gabriel sortir de sa geôle, reprit l’avocat, quitte à le surveiller de très près par la suite. Il sera un allié précieux si le Cercle du Phénix nous attaque. Du reste, il n’a jamais montré d’agressivité à notre égard. Plutôt de l’indifférence…
Cassandra quitta la table.
— Nous sommes donc d’accord. Je vais prévenir Julian.
Le lord se trouvait dans sa chambre, faisant nerveusement les cent pas entre la porte et la fenêtre. Il s’interrompit à l’entrée de Cassandra. Aucune lampe n’était allumée ; seul le feu qui brûlait dans la cheminée diffusait un halo de lumière tamisée dans la pièce, mais celui-ci n’éclairait que faiblement la haute silhouette de Julian dont le visage restait plongé dans l’obscurité.
— Julian…, commença Cassandra, profondément mal à l’aise au souvenir de l’humiliation que venait de subir son ami. Julian, nous allons libérer Gabriel…
Il ne paraissait pas l’avoir entendue. Immobile telle une statue, il demeurait debout devant la fenêtre sans manifester de réaction.
— Julian… ?
— Peut-être a-t-il raison…, murmura-t-il d’une voix altérée.
— Je vous demande pardon ? demanda précipitamment Cassandra, inquiète.
— Shaw… Peut-être a-t-il raison. Peut-être que je me leurre moi-même, que je vois uniquement ce que j’ai envie de voir… Je crois que je deviens fou… Je me montre égoïste en mettant la vie des autres en danger pour satisfaire une passion malsaine…
Il poursuivit d’une voix si basse que Cassandra eut l’impression de ne pas l’entendre, mais plutôt de deviner ses pensées.
— Je sais qu’il a commis des actes atroces, impardonnables… Mais je l’aime malgré tout… Je l’aime tellement… Est-ce que cela fait de moi un monstre ?
Une note si déchirante perçait dans cette question que Cassandra en fut bouleversée.
— Bien sûr que non, Julian. Je…
Elle s’approcha et lui prit la main qu’elle éteignit avec force.
— Je vous admire d’avoir le courage d’exprimer ainsi vos sentiments, murmura-t-elle. J’aimerais posséder le même…
Elle se tut, émue.
— Vous devez y croire, reprit-elle d’une voix raffermie. Nous allons libérer Gabriel, et vous verrez que tout se passera bien. Et puis, je ne peux pas continuer à vous laisser dormir dans une mansarde ! ajouta-t-elle, essayant de s’amuser de cette situation incongrue.
Elle distinguait mal les traits de Julian à ses côtés, mais il lui sembla que celui-ci ébauchait un pâle sourire.
— Merci, Cassandra.
La jeune femme comprit qu’il souhaitait à présent rester seul. Elle s’apprêtait donc à prendre congé lorsque la voix de Julian, murmure rêveur teinté de mélancolie, la retint sur le pas de la porte.
— Il a l’air si triste quand je le laisse seul… Il retrouve son regard d’enfant perdu, et cela m’est insupportable…
— Vous devez y croire, répéta fermement Cassandra avant de quitter la pièce. Tout se passera bien.
*
La lueur pourpre du crépuscule recouvrait le parc d’un manteau sanglant. Les derniers vestiges du jour pénétraient par les portes-fenêtres dans la bibliothèque où Jeremy mettait en ordre une pile de feuillets couverts de notes, tandis que Cassandra, assise derrière son bureau, l’observait avec un mélange d’impatience et de soulagement. Celle-ci avait craint que le journaliste, échauffé par l’altercation de la veille, ne revienne plus au manoir. Mais Dieu merci, elle avait eu tort. Fait remarquable, le désir du jeune homme de vaincre le Cercle du Phénix était plus fort que sa colère ou sa rancœur. L’espace d’un éclair, Cassandra admira sa ténacité.
— Alors vous l’avez vraiment laissé sortir, grogna Jeremy en posant ses notes sur le bureau.
Son visage fermé exprimait clairement sa réprobation.
— En effet, acquiesça Cassandra d’un ton prudent.
— J’ai de nouveau présenté mes excuses à Lord Ashcroft, et il les a acceptées, ajouta-t-il de mauvaise grâce, les yeux baissés.
— Tant mieux.
— Mais je n’en continue pas moins de penser qu’une démence généralisée règne dans cette demeure !
Ne souhaitant à aucun prix s’engager sur ce terrain glissant, Cassandra s’empressa de ramener la conversation sur le sujet qui l’intéressait.
— Qu’avez-vous appris à propos de Lady Killinton ?
Jeremy parut contrarié par la question : il n’avait visiblement pas épuisé l’intégralité des commentaires que lui inspirait la libération de Gabriel. Il hésita quelques secondes, puis se résolut à faire contre mauvaise fortune bon cœur.
— Ainsi que je vous l’avais promis, commença-t-il en laissant provisoirement de côté les réflexions acerbes qui lui brûlaient la langue, je me suis renseigné auprès de certains confrères. Ils m’ont fourni des renseignements très intéressants sur Lady Angelia Killinton…
— Je vous écoute, le pressa Cassandra dont les doigts martelaient nerveusement le sous-main en cuir du bureau.
Jeremy se saisit de la première feuille de la pile et, se renversant, se balança sur sa chaise.
— C’est assez paradoxal, dit-il d’un air pensif. Cette femme est constamment le centre de l’attention, des rubriques mondaines entières lui sont consacrées dans les journaux, mais au final on sait très peu de chose sur elle. Commençons par les faits établis si vous le voulez bien. Elle a épousé Lord Robert Killinton en 1848 à Hong Kong…
— À Hong Kong ? s’exclama Cassandra, interdite. Que diable faisait-elle à Hong Kong ?
— Comment voulez-vous que je le sache ? rétorqua Jeremy, agacé. Je ne suis pas devin ! Bon, où en étais-je ?… Voilà… Lord Killinton est mort six mois après les noces. Cela n’a rien de très surprenant, il avait presque soixante-dix ans… Angelia est rentrée en Angleterre quelques années après son décès, les poches pleines d’argent car son mari, qui n’avait pas d’héritiers, lui a laissé une jolie fortune. Elle possède également un patrimoine immobilier conséquent : un hôtel particulier à Londres, que vous connaissez déjà, un manoir dans l’Essex où elle se rend souvent, et un château dans les Cornouailles où à l’inverse elle ne met jamais les pieds. Elle mène l’existence de toute aristocrate digne de ce nom : raouts et dîners mondains, thé chez d’autres ladies l’après-midi, courses à Ascot, soirées à l’opéra. Rien que de très banal pour une femme de son rang. En apparence, aucune facette de la vie de Lady Killinton ne prête à suspicion.
— En apparence seulement ? l’interrompit Cassandra en se redressant sur son fauteuil.
— Oui, car lorsqu’on creuse un peu, on s’aperçoit que son passé comporte de nombreuses zones d’ombre.
À commencer par ses origines, qui sont pour le moins douteuses. Elle semble avoir surgi de nulle part pour prendre le vieux Killinton dans ses filets. Il était veuf, sans enfants, et je suppose qu’il avait envie de s’amuser un peu avec une jolie fille avant de mourir, peu importe qu’elle fût d’extraction noble ou pas. Il paraît qu’elle est extrêmement belle, ajouta Jeremy en jetant un coup d’œil interrogateur à Cassandra.
— C’est vrai, approuva celle-ci.
Et pourtant, elle ne pouvait s’empêcher de trembler au souvenir de cette femme.
— Elle ne s’est pas remariée, n’est-ce pas ? demanda-t-elle pour dissiper la sensation de malaise qui s’était insinuée dans sa poitrine.
— Non. On lui prête un certain nombre d’aventures amoureuses, mais ce ne sont que des ragots, donc à manier avec précaution.
Il se tut, pensif, puis se pencha brusquement vers Cassandra, le regard inquisiteur.
— Et maintenant, dites-moi pourquoi vous vous intéressez à cette femme. Aurait-elle un lien avec le Cercle du Phénix ?
Cassandra avait prévu cette question, et préparé une réponse qui n’était qu’un demi-mensonge.
— Non, répondit-elle en secouant la tête. J’agis pour des raisons personnelles…
Furibond, Jeremy jaillit de sa chaise, ne lui laissant pas le temps d’achever sa phrase.
— Vous mentez ! aboya-t-il penché sur le bureau, son visage à quelques centimètres de celui de Cassandra. J’ai enquêté de mon côté sur Lady Killinton, et découvert qu’elle entretenait certains liens avec Charles Werner. Comme par hasard !
Cassandra se leva à son tour, contrariée par l’entêtement du journaliste.
— De quoi parlez-vous ?
— Lord Robert Killinton, le défunt époux d’Angelia, était lié à Charles Werner par des relations d’affaires et de plaisir. Outre qu’ils étaient compagnons de débauche à Londres, la banque Russell que dirige Werner a géré pendant de nombreuses années l’argent de la famille Killinton. Une coïncidence sans doute ? Dites-moi la vérité, Miss Jamiston. Je ne partirai pas d’ici sans savoir !
Il était sérieux, Cassandra n’en doutait pas. Elle se rassit donc, vaincue, et Jeremy l’imita, l’air satisfait de lui-même.
— Très bien, vous avez gagné.
Elle lui relata alors son entrevue avec Werner, et la révélation que lui avait faite ce dernier de l’identité du chef du Cercle du Phénix. Jeremy, de l’indignation, passa à l’incrédulité.
— Croyez-vous vraiment que cette femme puisse diriger le Cercle ? reprit-il d’une voix sceptique. Cela me semble inconcevable…
Cassandra réfléchit un instant.
— Je ne vois pas quel intérêt aurait eu Charles Werner à me mentir… D’un autre côté, mener ainsi une double vie doit être malaisé. Lady Killinton possède sans doute une nombreuse domesticité à l’affût de ses moindres faits et gestes ; si elle a réellement des choses à cacher, elle doit avoir du mal à agir en toute discrétion…
— Oh, les domestiques ne sont pas un problème, assura Jeremy. Lady Killinton est une originale : tous ses serviteurs sont asiatiques, et la plupart ne parlent pas un mot d’anglais. Ils ne risquent pas de la dénoncer…
— Astucieux…, commenta Cassandra d’un air appréciateur.
Jeremy laissa retomber les pieds de sa chaise dans un claquement sec et se leva, ses feuillets à la main.
— Ce sera tout pour le moment. Je vous préviendrai si de nouveaux éléments se présentent.
— Merci.
— Mais ne vous avisez plus de me cacher quoi que ce soit à l’avenir, poursuivit-il, soudain menaçant. Si vous n’avez pas confiance en moi, je ne vous aiderai plus.
Sans attendre de réponse, il quitta la pièce. Peu impressionnée par l’éclat du journaliste, Cassandra se cala plus confortablement dans son siège, les mains jointes. Elle se sentait curieusement frustrée. Certes, Lady Killinton ne lui était plus tout à fait étrangère à présent, mais elle avait l’intuition que l’essentiel lui échappait.
Angelia… Angelia…
Ce prénom lui était familier…
Angelia… Angelia…
Si seulement elle pouvait se rappeler…
*
D’un geste gracieux, Lady Angelia Killinton prit sur le guéridon la délicate tasse en porcelaine de Sèvres que la bonne de Lady Carlson venait d’emplir d’un liquide odorant et fumant. Le salon de son hôtesse, richement décoré et meublé de fauteuils somptueusement houssés, baignait dans une douce chaleur émanant du feu qui crépitait dans la cheminée. Lady Carlson, une femme squelettique au visage fané, avait été selon ses propres dires une créature très séduisante dans sa lointaine jeunesse, ce dont Angelia doutait fort : il paraissait tout bonnement impensable que ce vieux singe fripé ait jamais réussi à faire tourner la tête ne fût-ce qu’à un seul homme. Lady Carlson était de surcroît malheureusement dénuée de la moindre parcelle d’intelligence. Malheureusement pour Angelia, contrainte d’écouter un sourire factice aux lèvres les fadaises que débitait allègrement la vieille dame.
Dieu merci, elle possédait la précieuse faculté, acquise après des années d’expérience, de soutenir une conversation mondaine tout en pensant à diamétralement autre chose.
À Cassandra par exemple. Et à la défection de Werner.
Assise à ses côtés, Lady Carlson pérorait d’une désagréable voix haut perchée sur les problèmes de domesticité au sein des grandes maisons.
— Voyez-vous, ma chère, les bons domestiques se font de plus en plus rares de nos jours. En remplacer un s’apparente désormais à un véritable supplice chinois…
Angelia n’écoutait que d’une oreille distraite, se contentant de temps à autre de marquer son approbation d’un bref hochement de tête. Des sujets autrement plus graves occupaient son esprit.
Charles Werner l’avait trahi.
En soi, naturellement, ce n’était pas une surprise : sa loyauté avait toujours été plus que douteuse, et il était évident qu’il se saisirait de la première occasion venue pour se soustraire à l’emprise du Cercle. L’opportunité rêvée s’était présentée avec l’entrée en scène de Cassandra, et le départ de l’assassin avait dû le conforter dans sa décision. Non, ce qui la surprenait, c’était qu’il l’ait crue stupide au point de ne se douter de rien. Depuis le temps, il aurait dû mieux la connaître, et ne surtout pas la sous-estimer. Pour un peu, Angelia se serait sentie vexée.
Le rideau allait bientôt tomber sur Charles Werner, mais Angelia devait concéder qu’il avait merveilleusement joué son rôle de Commandeur à la tête du Cercle du Phénix. D’autant qu’elle le tenait en son pouvoir grâce au fameux carnet, cette bombe à retardement dont la seule évocation donnait à Werner des sueurs froides. Comment un homme aussi brillant avait-il pu avoir la sottise de se compromettre à ce point, voilà qui demeurait un mystère pour Angelia.
Inlassable, Lady Carlson continuait à jacasser en ponctuant chaque mot d’un geste ample de sa main desséchée.
— Depuis que notre bonne Lily est partie, voyez-vous…
Angelia lissa d’un geste machinal sa robe couleur corail passementée d’or. En vérité, Werner lui avait rendu un très grand service en la trahissant, puisque grâce à cela elle avait revu Cassandra. Ce souvenir lui faisait battre le cœur un peu plus vite. Pendant quinze ans, elle avait ardemment espéré ces retrouvailles ; pas une journée ne s’était écoulée sans que l’image de Cassandra ne hante son esprit. Mais l’issue de cette longue période de solitude et d’angoisse approchait, et le vide qui l’habitait, non, qui la dévorait, allait enfin être comblé. Vivre dans les beaux quartiers, posséder une position sociale, de l’argent à ne plus savoir qu’en faire, de splendides équipages, des robes somptueuses, se rendre à des bals, diriger une organisation criminelle, fomenter des assassinats, fabriquer des poisons, tout cela était très joli et remplissait amplement ses journées, mais il lui manquait le principal pour être heureuse. Aujourd’hui, elle apercevait enfin la lumière au bout du tunnel.
— Le mariage d’Eleanor me rend si nerveuse… Je me réveille souvent la nuit avec des palpitations…
Angelia étouffa un bâillement. Dieu que cette femme était assommante ! À croire qu’elle était la première personne sur terre à marier sa fille.
La jeune femme se demanda quelle attitude adopterait Cassandra au cours de leur prochaine rencontre. Se réjouirait-elle ? Se mettrait-elle en colère ? Peu importait sa réaction en vérité. Maintenant qu’Angelia l’avait retrouvée, il était hors de question qu’elle la laisse s’échapper de nouveau. Du reste, Cassandra avait certainement souffert autant qu’elle de leur séparation, sinon plus car le poids de la culpabilité pesait sur ses épaules. L’horrible souvenir de son acte devait la ronger cruellement depuis quinze ans… D’ailleurs, sa fuite lors du bal s’expliquait sans doute par les terribles remords qu’elle éprouvait. Mais Cassandra se fourvoyait : Angelia ne lui en voulait pas. Elle ne lui en avait même jamais voulu à dire vrai. Elle l’aimait trop pour permettre au ressentiment et à la vengeance d’envahir son cœur. Lors de leur prochaine entrevue, Angelia prendrait soin de la rassurer à ce propos, et grâce à elle, la conscience de Cassandra serait apaisée.
La voix stridente de son hôtesse la tira de ses réflexions.
— Vous partez en voyage m’a-t-on dit, Lady Killinton. J’ose espérer que vous serez de retour pour les noces. Votre absence nous désolerait.
« Ce qu’il ne faut pas entendre ! » songea Angelia. Si elle se retrouvait dépouillée du jour au lendemain de son titre et de sa fortune, elle doutait fort que Lady Carlson veuille toujours d’elle à la cérémonie.
— Oh, mais bien sûr, la rassura-t-elle avec un sourire éblouissant d’hypocrisie. Je ne quitte Londres que quelques jours, et pour rien au monde je ne voudrais manquer le mariage d’Eleanor.
L’après-midi tirant à sa fin, elle ne tarda pas à se lever pour prendre congé, imitée par Lady Carlson qui tira le cordon de la sonnette pour appeler la bonne. Angelia papillonna vers la porte dans un tourbillon de soie colorée. Elle se sentait particulièrement légère à la pensée que Cassandra allait bientôt lui rendre visite pour récupérer le carnet. Dire qu’elles avaient vécu si près l’une de l’autre sans le savoir ! Le temps perdu devait à tout prix être rattrapé.
Le cœur en liesse, Angelia gratifia Lady Carlson d’un sourire joyeux avant de sortir affronter les frimas de la rue, soigneusement emmitouflée dans sa cape de fourrure argentée.
*
Gagnée par une anxiété croissante, Cassandra enfonça le couteau contre le linteau de la fenêtre. Le carreau céda facilement, et elle put glisser sa main à l’intérieur pour tourner la poignée et ouvrir la croisée. D’une démarche féline, elle bondit alors du balcon balayé par les vents pour s’introduire dans la tiédeur des appartements de la comtesse Killinton. Elle n’avait quitté le manoir Jamiston que peu après minuit pour se rendre à Grosvenor Square. Par un malheureux hasard, Andrew avait en effet précisément choisi cette nuit pour rester dormir au manoir avec sa sœur. Il était évident qu’il flairait un secret, et qu’il s’inquiétait pour Cassandra. Celle-ci détestait lui mentir, mais dans son propre intérêt, il valait mieux le laisser en dehors de cette affaire…
Werner lui ayant fourni des indications très précises sur la topographie des lieux, Cassandra n’eut guère de mal à se diriger à travers les pièces. La résidence était plongée dans une torpeur ensommeillée que nul bruit ne venait troubler, hormis le tic-tac d’une pendule de bronze sur le manteau de la cheminée du boudoir. Les domestiques dormaient à poings fermés, Lady Killinton devait être partie pour l’Espagne depuis deux jours, et aucun homme de main du Cercle n’était en vue. La voie était donc libre.
Avec précaution, Cassandra entra dans la chambre à coucher où devait être dissimulé le carnet. Une entêtante odeur d’encens mêlé d’opium flottait dans l’air. De dimensions respectables, la pièce était garnie de meubles coûteux. Son décor était d’inspiration nettement orientale, comme en témoignaient le vase Ming trônant sur la jardinière, les statuettes de jade et les plats chinois de la famille verte posés sur les guéridons, ainsi que les estampes japonaises accrochées à la tapisserie de velours grenat, de la même couleur que le tissu garnissant le large lit à baldaquin.
Cassandra s’approcha de la table de chevet sur laquelle s’empilaient des dizaines de revues de mode. Elle feuilleta le premier de la pile et le reposa presque aussitôt avec un léger soupir de mépris. Selon Werner, le carnet devait se trouver dans un coffre situé au-dessus du secrétaire de Lady Killinton, aussi contourna-t-elle le lit à la recherche du meuble en question. Elle passa devant la coiffeuse dont le miroir à trois faces reflétait la vaporeuse clarté lunaire et découvrit le secrétaire en cèdre niché contre le mur du fond, sur le sous-main duquel était posé un exemplaire du Mariage du ciel et de l’enfer de William Blake ; Lady Killinton avait pour le moins des lectures éclectiques. Le secrétaire était surmonté d’une gravure encadrée qui devait dissimuler le coffre. Cassandra tendit la main vers le cadre mais suspendit aussitôt son geste ; elle avait la désagréable impression d’être observée. Elle engloba la chambre du regard et sursauta violemment. Assises dans un fauteuil près de la fenêtre, graves et inquiétantes dans la pénombre, deux poupées la fixaient de leurs yeux de verre. L’une était blonde et vêtue d’une robe blanche cousue de perles ; la seconde était habillée de rouge et sa chevelure brune sertie de rubis. Un frisson griffa le dos de Cassandra. Elle secoua la tête, affligée par sa poltronnerie, et se concentra sur le but de sa mission, sans parvenir toutefois à se défaire de la sensation de malaise qui l’avait envahie.
D’un geste rapide et précis, la jeune femme retira la gravure du mur. Werner ne s’était pas trompé : le coffre se trouvait bien là. Elle ne mit que quelques minutes à le forcer et à en extraire le carnet. Il était tel que l’avait décrit Werner : relié de cuir brun et pourvu d’une impressionnante serrure propre à décourager les regards indiscrets.
Cassandra s’apprêtait à refaire le chemin en sens inverse lorsqu’elle s’immobilisa, le cœur battant.
C’était beaucoup trop facile.
Ses membres se raidirent sous l’effet de la nervosité. Tapie sous chaque parcelle de sa peau, la peur gagnait du terrain. Cassandra secoua une nouvelle fois la tête, irritée par son manque de professionnalisme. Ce n’était vraiment pas le moment de se laisser aller.
D’un pas mal assuré, elle retourna dans le boudoir et s’approcha de la fenêtre restée entrouverte. Un grand vase de Chine se dressait sur une table sculptée près de là, empli de fleurs de serre répandant un capiteux parfum de jasmin et de fleurs d’amandier qui lui fit tourner la tête.
— Cassandra…
Une voix étrangement familière venait de rompre le silence feutré.
La peur à son paroxysme, Cassandra fît volte-face. Eclairée par un rayon de lune argenté, Lady Angelia Killinton se tenait devant elle, ses yeux violets étincelant dans la pénombre.
— Cassandra…, répéta doucement la comtesse en tendant la main vers elle.
Cassandra recula, paniquée. Elle avait l’impression d’avoir pénétré dans un couloir obscur dont la porte s’était refermée en claquant.
— Comment… comment connaissez-vous mon nom ? articula-t-elle péniblement.
De nouveau cette effroyable sensation de chute. Sa vision se brouillait. Chancelante, elle s’appuya au mur derrière elle.
Ses fins sourcils noirs arqués par la surprise, Lady Killinton la dévisageait avec une incrédulité non feinte.
— Tu… tu ne te souviens pas de moi ? questionna-t-elle d’un ton hésitant, comme si elle appréhendait la réponse.
— Comment me connaissez-vous ? insista Cassandra, très pâle.
Angelia Killinton parut complètement démontée. Une amère déception perçait dans sa voix lorsqu’elle reprit la parole.
— Quelle question ! Tu ne peux m’avoir oubliée, ce serait… insensé. Je n’ai pas changé à ce point en quinze ans !
Quinze ans… Cassandra tressaillit. Cette femme appartenait donc à la période de sa vie plongée dans les ténèbres de l’amnésie. Elle l’avait probablement rencontrée avant de perdre la mémoire. Dans ce cas, elles devaient être très jeunes à l’époque, pas plus de douze ou treize ans. Cassandra fouilla désespérément ses souvenirs, mais aucune lueur nouvelle ne vint éclairer les abysses de son passé. Une fois de plus, celui-ci lui échappait.
Et pourtant… elle connaissait forcément cette femme. Sinon, comment expliquer la douloureuse angoisse qu’elle ressentait en sa présence ? Du reste, la manière dont Angelia Killinton lui parlait laissait supposer qu’elles avaient été autrefois très proches.
Transformée en statue de pierre, Angelia continuait à la scruter avec consternation. Cassandra ne put supporter plus longtemps la brûlure de ce regard. Elle devait s’en aller immédiatement : demeurer une minute de plus en compagnie de cette femme représentait une épreuve au-dessus de ses forces. Les jambes flageolantes, elle s’approcha de la fenêtre.
— Cassandra, appela soudain Lady Killinton d’une voix plaintive. Ne pars pas, je t’en supplie…
Une étrange émotion, alliance de nostalgie et de tendresse, vrilla le cœur de la jeune femme qui se figea et tourna la tête.
Les yeux d’Angelia Killinton brillaient de larmes contenues.
Bouleversée, Cassandra éprouva un bref élan de pitié envers cette inconnue, mais très vite, le pernicieux malaise l’envahit de nouveau. Dans un état proche de l’affolement, elle se retourna et se précipita au-dehors sans jeter un regard derrière elle.
Sous le choc, Angelia n’ébaucha pas le moindre geste pour la retenir. Cassandra ne jouait pas la comédie : elle était réellement devenue une parfaite étrangère à ses yeux. Comment une chose aussi monstrueuse avait-elle pu se produire ? C’était trop injuste. Et dire qu’elle avait repoussé son départ pour l’Espagne afin de la voir…
Atrocement déçue, Angelia regagna sa chambre à pas lents. Le coffre ouvert confirma ses soupçons : Cassandra avait récupéré le carnet de Charles Werner.
Aucune importance. Le jour où celui-ci avait décidé de la trahir, il avait lui-même scellé son destin. De toute manière, il ne lui serait bientôt plus d’aucune utilité. Et puis, Werner constituait vraiment le cadet de ses soucis à l’heure actuelle.
Séchant ses larmes d’un geste rageur du poing, Angelia poussa un cri déchirant, un cri de bête blessée, qui réveilla les domestiques et fit accourir ses hommes de main, demeurés cachés jusque-là selon ses ordres.